ENTREVUE avec Pierre Francus, chercheur au Centre Eau Terre Environnement de l’INRS, paléoclimatologue et limnogéologue, par Marie Létourneau, technicienne de recherche.

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Dans le cadre de ce numéro spécial traitant du travail sur le terrain et au bénéfice de nos lecteurs, pourriez-vous nous décrire le genre de préparation nécessaire à ce type d’activité?

Tout d’abord, on doit monter un dossier très détaillé et le présenter au Programme du plateau continental polaire (PPCP), qui s’occupe d’organiser la logistique dans le Grand Nord canadien. Les demandes doivent être soumises une dizaine de mois avant la campagne de terrain et l’acceptation finale n’est pas garantie.
http://www.rncan.gc.ca/sciences-terre/a-propos/programme-actuel/plateau-continental-polaire/11069



Sur quel critère vous basez-vous pour choisir une destination?

Mes recherches portent sur l’examen de carottes de sédiments lacustres dans le contexte du réchauffement climatique. Il s’agit de retracer les variations naturelles du climat au cours des derniers millénaires, d’estimer la vitesse de ces changements et de les comparer aux données instrumentales récentes.


Sur quels sites avez-vous travaillé principalement?

J’ai fait plusieurs recherches dans le Grand nord canadien, sur les îles d’Ellesmere et de Melville, et dans la région de la Côte Nord au Québec. J’ai aussi effectué une étude de plusieurs mois en Amérique du Sud, en Patagonie plus précisément ,et lorsque j’étais étudiant en Belgique pour ma thèse de doctorat, j’aisfait des recherches au lac Baïkal dans le sud de la Sibérie.


Quels conseils pourriez-vous donner à nos lecteurs qui se préparent pour une expédition?

Le premier point consiste à délaisser l’équipement ultrasophistiqué fragile et difficile à réparer, car il risquerait de s’endommager durant le transport ou sur place, et de n’être ainsi d’aucune utilité. Choisir  plutôt des appareils fiables, solides, réparables et apporter quelques pièces de rechange. En fait le grand dilemme reste toujours de garder un équilibre entre l’espace disponible et le poids maximum permis en avion par exemple; voyager léger en ayant tout le nécessaire sous la main.


Parlant de nécessaire, quel genre de nourriture apportez-vous en expédition? Je suppose que les sachets tout prêts de nourriture déshydratée compacts et légers ont votre préférence.

Nous en apportons toujours en réserve au cas où l’avion ne pourrait pas venir nous chercher à cause du mauvais temps, mais l’essentiel de notre nourriture est préparé à l’avance en portions et congelé. C’est d’ailleurs l’un des secrets pour garder le moral des troupes d’avoir une excellente nourriture et surtout de ne pas lésiner sur les portions de viande.

Parlant des troupes, comment choisissez-vous les personnes qui vous accompagnent?

Chacun est non seulement un spécialiste dans son domaine d’expertise, mais possède aussi des qualités particulières nécessaires au travail en équipe. Parfois il est bon de mettre les candidats en présence durant une activité de groupe préalable au départ avant de prendre la décision finale à savoir qui fera partie du voyage. Le nombre de places est plus souvent limité  par l’aspect budgétaire, mais le minimum est de trois personnes. Dans l’Arctique, le PPCP exige qu’un membre de l’équipe possède un minimum de trois ans d’expérience dans ce genre d’expédition pour cet endroit particulier. Lors de l’expédition en Patagonie, nous étions une vingtaine de personnes, mais le projet a duré plusieurs mois.


Quel est l’élément qui vous cause le plus de problèmes durant une sortie sur le terrain?

C’est inévitablement la température, point sur lequel on n’a aucun pouvoir sauf celui de prévoir toutes les possibilités et d’apporter le matériel en conséquence. Pour nos recherches dans le Nord, la date de départ ne peut pas être fixée à l’avance, car elle dépend du moment où le gel se termine, mais que les glaces sont encore présentes sur les lacs afin de permettre l’aterrissage d’avions sur skis.

Comment gérez-vous la combinaison parfois explosive « solitude/ promiscuité » inhérente à ce genre de voyage de groupe?

Nous travaillons tous ensemble ou en équipe durant le jour, mais chacun a une tente individuelle pour dormir et se retirer à l’écart. C’est indispensable pour l’équilibre du groupe.


Avez-vous des contacts avec l’extérieur? Est-ce que les gens peuvent communiquer avec leur famille durant l’expédition?

Nous devons avoir un contact radio deux fois par jour avec le PPCP afin de leur donner signe de vie sinon des équipes d’urgence seront dépêchées pour nous récupérer. Toutefois les communications avec nos familles sont plutôt un privilège exceptionnel rarement accordé.


Avez-vous des précautions à prendre pour vous protéger des animaux sauvages?

Tout d’abord la tente qui sert de cuisine/salle à manger est située à l’écart des tentes pour dormir, à une distance d’environ 100 mètres pour éviter que les odeurs de nourriture n’attirent les prédateurs durant la nuit. De plus, il est préférable de ne pas garder d’aliments dans les tentes personnelles sous peine d’être envahi par les petits rongeurs : souris, mulots et autres curieux.
C’est d’ailleurs pourquoi nous devons tout rapporter et ne laisser aucun déchet sur place afin de ne pas perturber l’environnement, le code d’éthique est très strict et c’est tant mieux.

Les ours polaires sont toutefois la menace principale et nous devons garder une arme à feu en permanence avec nous pour notre protection. Les renards arctiques quant à eux s’attaquent surtout aux fils électriques. Au sujet des loups, j’ai remarqué certains changements au fil des années. Autant ils semblaient décharnés et solitaires dans le passé, autant maintenant ils se promènent en meutes et paraissent plus grands et plus costauds.


Croyez-vous que ça pourrait être lié aux changements climatiques?

Peut-être que le réchauffement observé leur permet d’avoir accès à une meilleure alimentation et que les conditions moins rigoureuses les épargnent durant la saison froide…

Qu’est-ce qui vous ferait dire qu’une expédition de terrain est réussie?

C’est certain qu’on part toujours avec l’espérance de réaliser le plus de prélèvements et de mesures possibles. Dans mon cas, il s’agit de procéder au carottage de sédiments qu’on pourra par la suite analyser une fois de retour au laboratoire. C’est la matière première de nos études que l’on rapporte. Il vaut mieux se fixer des buts élevés même si parfois certains éléments peuvent contrecarrer nos plans, c’est pourquoi lorsque j’atteins 60% de mes objectifs de départ, je suis satisfait!

Qu’est-ce qui vous pousse à continuer depuis toutes ces années malgré les difficultés et l’inconfort de ces expéditions?

C’est la curiosité de l’explorateur qui me ramène année après année dans ces territoires sauvages. Et lorsque nous survolons les étendues dont j’ai étudié les reliefs si longtemps sur des cartes, je suis toujours émerveillé de les découvrir de mes yeux, c’est un pur bonheur!

Merci de votre générosité!

Ce fut un plaisir!

 

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